Mémoire sur le projet de loi C-36

Loi sur la protection des collectivités et des personnes exploitées, modifiant le code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence.

Présenté au Comité permanent de la Justice et des Droits de la personne
Le 7 juillet 2014

Ce document est la version HTML accessible du Mémoire sur le projet de loi C-36, disponible en format PDF sur le site Web du Conseil du statut de la femme.

Le Conseil du statut de la femme du Québec est un organisme gouvernemental de consultation et d’étude qui veille, depuis 1973, à promouvoir et défendre les droits et les intérêts des Québécoises. Il conseille la ministre responsable de la Condition féminine du Québec sur tout sujet lié à l’égalité et au respect des droits et du statut des femmes, et dispose à cette fin d’une autonomie de pensée et de parole. Ses avis sont basés sur de solides recherches, menées sur le terrain, et ont influencé l’action du gouvernement au cours des 40 dernières années.

En mai 2012, le Conseil publiait un avis étoffé, intitulé La prostitution : il est temps d'agir, dans lequel il pressait le gouvernement de décriminaliser les personnes prostituées, tout en continuant à punir clients et proxénètes. Au plan social, il réclamait la mise sur pied de services spécialisés pour aider les personnes prostituées et les victimes de la traite à quitter ce milieu.

Au terme de deux recherches sur la question, menées à dix ans d’intervalle, le Conseil a donc acquis une solide expertise sur l’enjeu de la prostitution. Pour la préparation de l’avis de 2012, nos chercheuses ont rencontré des intervenants sociaux et des agents de police engagés dans des projets visant à contrer le proxénétisme. Nous avons enfin tenu à parler à des femmes ayant vécu une situation de prostitution, dont certaines revendiquent le statut de « travailleuses du sexe », tandis que d’autres affirment qu’il ne s’agit nullement d’un métier. Nous avons également analysé les expériences de pays ayant choisi des voies diverses en la matière.

Le Conseil est conscient de la diversité des opinions et des expériences de vie des femmes prostituées. Aujourd’hui comme hier, la prostitution reflète les différences de classes de la société, allant de la prostitution de luxe à celle pratiquée dans la misère. Il faut bien sûr reconnaître que certaines femmes peuvent tirer profit de ce commerce lucratif. Néanmoins, tous les faits démontrent que la grande majorité des femmes prostituées se retrouvent dans des situations d’exploitation et de violence qu’elles n’ont pas choisies, et dont elles peuvent difficilement se libérer sans aide extérieure. Nous avons donc préféré mettre l’accent sur les conséquences de ce commerce sur la vie des femmes les plus vulnérables, car nous estimons que c’est le rôle de l’État et des lois de veiller à la protection des membres les plus vulnérables de la société. De ce point de vue, nous défendons une position abolitionniste, ce qui signifie que nous souhaitons que des mesures soient prises pour limiter au maximum la prostitution, une forme d’exploitation qui profite d’abord aux hommes et aux proxénètes.

Dans ce contexte, le Conseil du statut de la femme accueille favorablement le projet de loi C-36 du gouvernement fédéral sur la prostitution, qui criminalise l’achat de services sexuels en proposant de cibler les clients et les proxénètes plutôt que les personnes prostituées et d’interdire toute publicité pour les services sexuels. En s’inspirant du modèle suédois, le Canada se joint au petit groupe de pays les plus avant-gardistes en la matière – France, Norvège, Islande – qui tente de limiter la demande pour les personnes prostituées, le Conseil est conscient que l’élimination complète de la prostitution est sans doute illusoire. Mais toute société respectueuse des droits fondamentaux des femmes se doit de prendre tous les moyens nécessaires pour agir.

Mentionnons l’exemple de la France qui est en voie d’adopter la Loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel. La position abolitionniste adoptée par l’Assemblée nationale française, et présentement en seconde lecture au Sénat, caractérise désormais les prostituées comme des victimes plutôt que des criminelles. La loi pénalisera les clients, en prévoyant notamment des contraventions allant de 2 175 $CAN à la première offense, à 5 440 $CAN en cas de récidive. La loi met aussi en place un fonds pour la prévention de la prostitution et l’accompagnement social et professionnel des personnes prostituées. De plus, afin d’aider les personnes victimes de traite, une autorisation provisoire de séjour, d’une durée de six mois, leur sera fournie. Cela les protège et les empêche de devoir vivre dans la clandestinité ou d’être expulsées vers leur pays d’origine, où elles pourraient se retrouver en danger. En février 2014, le Parlement européen a, à son tour, adopté une résolution qui qualifie la prostitution d’obstacle à l’égalité et de violation des droits de la personne. Les eurodéputés recommandaient ainsi de pénaliser l’achat de services sexuels, mais de décriminaliser les personnes prostituées.

Il s’agit, là aussi, d’une position abolitionniste, qui envoie un message fort aux différents États européens, divisés sur la question. Le Canada suit donc ce courant de pensée.

Le Conseil salue les préoccupations du gouvernement fédéral concernant l’exploitation inhérente à la pratique de la prostitution et les risques de violence auxquels s’exposent les personnes prostituées. Le gouvernement canadien reconnaît qu’il importe de dénoncer et d’interdire l’achat de services sexuels parce que cela contribue à créer une demande de prostitution. On met ainsi l’accent sur le fait qu’en ciblant les clients, on réduit la demande de services sexuels, ce qui réduira éventuellement la prostitution.

Cette proposition législative remet donc en question le droit des hommes d’acheter l’accès au corps et au sexe des femmes, en affirmant que le corps des femmes et des enfants n’est pas à vendre. Nous ne pouvons que saluer cette nouvelle orientation.

Le Conseil du statut de la femme tient toutefois à émettre des réserves sérieuses au sujet du projet de loi C-36 et à proposer des pistes d’amélioration.

Premièrement, le projet de loi doit d’abord et avant tout protéger les personnes prostituées les plus vulnérables. L’enjeu de la protection des collectivités est selon nous secondaire ici, et les considérations liées à la tranquillité des quartiers résidentiels devraient passer au second plan. Le titre même du projet de loi devrait être modifié pour que « la protection des collectivités » ne passe pas avant la protection « des personnes exploitées ». La moralité publique ne saurait être le fondement d’un projet de loi visant à protéger les personnes vulnérables. Il s'agit plutôt d’un enjeu de dignité humaine et de droits fondamentaux.

Deuxièmement, le Conseil s’inquiète grandement du fait que l’article 15(3) du projet de loi C-36, veuille restreindre la prostitution dans les lieux publics, en interdisant toute sollicitation là où des jeunes de moins de 18 ans circulent. Cela signifie que les personnes prostituées de rue, déjà les plus vulnérables dans toutes celles qui offrent du sexe tarifé, se retrouveraient devant l’obligation de s’isoler encore davantage, ce qui met en péril leur

sécurité. On estime qu’environ 10 % des personnes prostituées pratiquent dans la rue. C’est parmi elles qu’on retrouve le plus grand nombre de toxicomanes.

Au moment du dépôt du projet de loi C-36, le ministre de la Justice, M. Peter MacKay, s’est voulu rassurant quant à l’application de cet article, en affirmant que les personnes prostituées risquaient seulement des amendes. Toutefois, concrètement, le Code criminel prévoit que :

787.
(1) Sauf disposition contraire de la loi, toute personne déclarée coupable d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire est passible d’une amende maximale de cinq mille dollars et d’un emprisonnement maximal de six mois, ou de l’une de ces peines.
(2) Lorsque la loi autorise l’imposition d’une amende ou la prise d’une ordonnance pour le versement d’une somme d’argent, mais ne déclare pas qu’un emprisonnement peut être imposé à défaut du paiement de l’amende ou de l’observation de l’ordonnance, le tribunal peut ordonner que, à défaut du paiement de l’amende ou de l’observation de l’ordonnance, selon le cas, le défendeur soit emprisonné pour une période maximale de six mois.

Un juge bénéficiera ainsi d’un pouvoir discrétionnaire d’imposer le paiement d’une amende ou une peine d’emprisonnement aux personnes prostituées qui sollicitent des clients sur la voie publique. Cela ne veut pas dire que les personnes prostituées auraient automatiquement des peines d’emprisonnement, mais le Code criminel prévoit qu’une telle peine pourrait être imposée lors d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. Si le paiement d’une amende est imposé et que la personne ne la paie pas (un cas classique chez les personnes prostituées qui continuent à vendre leur corps pour payer les amendes qui s’accumulent, créant ainsi un cercle vicieux dont elles n’arrivent pas à sortir), le tribunal peut exiger l’emprisonnement de cette personne, situation qui entraînerait un casier judiciaire.

Pour le Conseil, il s’agit là d’une forme directe de criminalisation des personnes prostituées.

La criminalisation des personnes prostituées – bien que dans seulement certaines circonstances – est tout à fait contraire à la logique abolitionniste que le Conseil défend. Nous croyons que cela pourrait nuire à la sécurité des femmes tout en entravant sérieusement leurs démarches de sortie. En Suède, de telles mesures criminalisant les personnes prostituées sont d’ailleurs inexistantes.

Au Québec, un projet novateur, baptisé Les Survivantes, illustre bien qu’il est pertinent de ne pas criminaliser les prostituées de rue. En effet, depuis 2009 au Service de police de la Ville de Montréal, une escouade de six enquêteurs n’a pas attendu que le Code criminel soit modifié pour réaliser que les femmes prostituées étaient en général des victimes et non des criminelles. Cela signifie que les forces de l’ordre disposent de la marge de manœuvre nécessaire pour éviter de pénaliser les femmes prostituées dans l’application de l’article 213 interdisant la communication à des fins de prostitution. Sans attendre les dénonciations, l’équipe du Service de police de la ville de Montréal (SPVM) traque les proxénètes et non les prostituées, ce qui donne de bons résultats. Cela permet de mettre en accusation de dix à vingt proxénètes par an et aux policiers de cette escouade d’offrir du soutien aux femmes prostituées qui veulent s’en sortir, sans les criminaliser.

Ce changement déjà amorcé par le SPVM a été confirmé à la suite de l'arrêt Bedford. Une refonte complète de l’approche policière par rapport à la prostitution, qui cible les proxénètes et protège les personnes prostituées a été initiée dans certaines unités policières de Montréal. En quelques années, les prostituées sont ainsi passées de criminelles à victimes aux yeux de la police. C’est un changement de paradigme important.

Le Conseil considère donc que de créer une infraction visant à interdire la communication, en vue de vendre des services sexuels, dans un endroit public ou situé à la vue du public s’il est raisonnable de s’attendre à ce que s’y trouvent – ou se trouvent à côté de cet endroit – des personnes âgées de moins de dix-huit ans, stigmatise davantage les prostituées de rue et constitue un recul par rapport à certains projets comme celui ci- haut mentionné, qui existent déjà des certains milieux. Nous souhaitons que cette disposition soit retirée du projet de loi.

Troisièmement, nous réitérons aussi l’importance d’investir davantage dans les services sociaux pour aider les personnes prostituées. Le projet de loi C-36 s’accompagne de subventions fédérales de 20 millions de dollars pendant cinq ans devant aller à l’éducation et au soutien à la sortie de la prostitution. Il s’agit d’un pas dans la bonne direction, mais le Conseil estime que ce montant est largement insuffisant pour couvrir les besoins dans toutes les provinces et territoires. Selon nous, la crédibilité du projet de loi repose sur le fait qu’il fournisse les ressources financières nécessaires pour offrir une véritable alternative aux personnes qui souhaitent sortir de la prostitution. En finançant adéquatement les services sociaux requis, le gouvernement ferait la preuve qu’il prend la sécurité et la santé des personnes prostituées au sérieux, et que le projet de loi vise véritablement à défendre leurs droits fondamentaux et leurs intérêts.

Afin d’aider les personnes à sortir de la prostitution, il est primordial que des services spécialisés soient mis à leur disposition : maisons d’hébergement pour elles; services de désintoxication; aide psychologique adaptée; aide sur le plan de la formation professionnelle et de la réinsertion sociale et économique; aide juridique afin d’obtenir un pardon pour les condamnations liées à la communication à des fins de prostitution, etc. Il faut créer des programmes spécifiques pour les ressources qui tentent de contrer l’exploitation sexuelle. Il n’y a pas actuellement de politique sociale ou de programme qui leur sont exclusivement destinés.

De tels services devront tenir compte des besoins particuliers des femmes autochtones qui sont surreprésentées dans la prostitution. La proportion d’autochtones parmi les jeunes prostitués au Canada varie selon le lieu, de 14 % à 85 %; et la proportion de jeunes filles autochtones dépasse parfois 90 % en ville.

De plus, le Canada est reconnu comme étant un pays de destination et de transit de la traite internationale. Compte tenu des vulnérabilités particulières des victimes de la traite, des ressources financières supplémentaires et distinctes doivent être accordées pour soutenir les initiatives terrain visant à les soustraire à l’exploitation sexuelle et à leur offrir des solutions économiques viables.

Par ailleurs, des fonds devraient être accordés à des campagnes de sensibilisation visant à responsabiliser les hommes, dans le but d’éliminer la demande de services sexuels. En ce moment, le recours aux personnes prostituées est banalisé dans notre société. À l’exemple de ce qui s’est fait en Suède, ces campagnes pourraient inclure des sessions d’informations autorités gouvernementales, aux intervenants sociaux, aux ONG, aux médias et au grand public. Il s’agirait de mettre l’accent non pas sur les victimes de la prostitution, mais sur la demande des hommes qui achètent du sexe tarifé en livrant le message que le client exploite ainsi une autre personne, et ce malgré un échange d’argent.

Un des effets positifs de la législation suédoise réside dans son impact normatif au chapitre des attitudes et des comportements. La loi a eu pour effets de contribuer à modifier l’attitude générale de la population suédoise et de décourager les hommes de recourir à la prostitution. Alors qu’avant la loi, la prostitution était banalisée et perçue comme un crime sans victime, elle est à présent vue comme étant socialement inacceptable aux yeux de la majorité. Pour mesurer l’attitude et les comportements des individus, un des moyens reconnus est le sondage anonyme. Un sondage effectué en 1996 auprès des hommes suédois indiquait que 13,6 % d’entre eux avaient admis avoir eu recours à une personne prostituée, comparativement à 7,8 % seulement en 2008, une réduction de plus de 40 %. Par ailleurs, des sondages effectués régulièrement démontrent l’adhésion accrue des Suédois à cette loi. Alors qu’avant son adoption, en 1997, seulement 45 % des femmes et 20 % des hommes se disaient favorables à l’interdiction de l’achat de services sexuels, en 2008, 79 % des femmes et 60 % des hommes étaient favorables à cette loi.

Enfin, nous tenons à préciser que la position défendue par le Conseil du statut de la femme n’est pas basée sur des considérations d’ordre moral ni sur la protection de l’ordre public. Aux yeux du Conseil, il s’agit d’abord et avant tout d’une question de dignité, de droit à l’égalité des femmes et à la protection de leurs droits fondamentaux, qui sont bafoués dans la prostitution.

Rappelons que le gouvernement du Québec a fait de l’égalité des sexes une valeur fondamentale de la société en l’inscrivant notamment dans le préambule de sa Charte des droits et libertés de la personne. De plus, le Québec a une politique pour que cette égalité entre hommes et femmes devienne réalité, et de notre point de vue, le projet de loi C-36 amendé pourrait l’aider dans cette mission. Enfin, les services policiers disposent d’une certaine latitude dans l’application des lois. Ils auraient donc la marge de manœuvre pour appliquer plus ou moins sévèrement l’article 15(3) du projet de loi C-36, s’il est maintenu.

Nous estimons qu’il est impératif de garder le cap sur une vision globale des enjeux sociaux importants soulevés par l’expansion de ce commerce, tels que la traite des femmes et des enfants destinée à alimenter ce marché, ainsi que les nombreux préjudices découlant de la prostitution pour les individus et pour la société.

Finalement, compte tenu du fait que ce débat soulève la passion et la controverse dans tous les milieux, il est certain qu’aucune politique en matière de prostitution ne saurait faire l’unanimité. Cela ne doit pas empêcher le Canada d’agir pour dégager une position axée sur le respect des droits fondamentaux des personnes prostituées et de leur intérêt collectif à long terme.