Mémoire sur le projet de loi n° 60

Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement

Le Conseil du statut de la femme est un organisme de consultation et d’étude qui veille, depuis 1973, à promouvoir et à défendre les droits et les intérêts des Québécoises. Il conseille la ministre et le gouvernement sur tout sujet lié à l’égalité et au respect des droits et du statut des femmes. L’Assemblée des membres est composée de dix-sept membres et de la présidente. Les sept membres d’offi sont déléguées par des ministères et n’ont pas de droit de vote. Les dix autres, qui votent sur les orientations du Conseil, sont nommées par le gouvernement et elles sont issues des groupes socio-économiques, des groupes de femmes, des milieux universitaires et syndicaux.

Ce mémoire a été adopté par les membres du Conseil du statut de la femme le 18 décembre 2013.

Les membres votantes du Conseil sont :

Introduction

Le Conseil du statut de la femme est un organisme gouvernemental autonome dont la mission est de promouvoir et de défendre les droits et les intérêts des Québécoises. Il s’intéresse depuis longtemps déjà à la question de la laïcité et à son effet favorable sur le respect des droits des femmes1. Pour le Conseil, le droit fondamental des femmes à l’égalité et à la dignité est inaliénable et de portée universelle. Le Conseil s’est également intéressé à la gestion de la diversité culturelle et religieuse2 et aux droits des femmes issues de l’immigration. Dans l’ensemble des publications du Conseil qui abordent cette question, de nombreuses lignes de continuité sont observables.

Dans les avis publiés depuis près de 20 ans se dégage constamment l’importance de défendre l’intégrité des règles d’application générale dans un État de droit, en particulier celles relatives à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui ne peuvent être remises en cause pour des motifs religieux ou culturels, tant en matière de droit familial, de droit du travail, de droit à l’intégrité physique et à la sécurité que de droit à l’éducation, entre autres. La plus récente contribution écrite du Conseil à ce débat de société est l’avis Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, publié en mars 2011.

Par ailleurs, certaines autres positions du Conseil se sont précisées ou ont évolué avec le temps. Cette évolution des positions, résultant de divers contextes, savoirs et perspectives féministes, appelle en somme la poursuite d’une réflexion bien appuyée théoriquement et empiriquement sur les savoirs féministes acquis. Le Conseil souhaite ainsi contribuer à ce débat qui évolue, afin de protéger, pour l’ensemble des femmes, le droit à l’égalité entre les sexes.

Depuis plusieurs années également, la société québécoise a amorcé un processus de réflexion sur la question de la gestion de la diversité religieuse dans le contexte d’un État laïque et démocratique. Le gouvernement du Québec mettait sur pied en février 2007 la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles codirigée par Gérard Bouchard et Charles Taylor. Cette commission répondait à des préoccupations citoyennes entourant des demandes d’accommodement jugées par plusieurs comme mettant en péril les acquis de la société québécoise en matière de neutralité religieuse, de laïcité et d’égalité entre les sexes. Cet exercice de consultation n’a toutefois pas suffi à apaiser les inquiétudes d’une proportion notable de citoyennes et de citoyens du Québec quant aux menaces perçues à l’égard de l’héritage de la Révolution tranquille, qui a façonné le Québec moderne, et de la fragilisation des acquis récents des femmes en matière de droit et d’égalité entre les sexes en raison de l’évolution sociale accélérée que nous connaissons, entre autres en matière religieuse.

En septembre 2013, le ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, Bernard Drainville, dévoilait, sous la forme d’un projet de Charte des valeurs québécoises, des orientations gouvernementales visant à consolider le caractère laïque de l’État québécois et de sa fonction publique. Après une consultation citoyenne sur le Web, le gouvernement déposait le 7 novembre 2013 le projet de loi no 60, intitulé Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. Ce projet de loi inscrit tout d’abord formellement le principe de laïcité et de neutralité religieuse de l’État dans la législation et dans la Charte des droits et libertés de la personne, et il définit des règles et des balises pour la mise en application de ce principe de laïcité et de neutralité religieuse de l’État, notamment en introduisant :

Tout d’abord, le Conseil salue la volonté du gouvernement d’affirmer, pour la première fois, le principe de la laïcité de l’État dans la Charte des droits et libertés de la personne, de soumettre dans cette même Charte la recevabilité des demandes d’accommodement au respect du principe d’égalité entre les femmes et les hommes et de confirmer le devoir de réserve et l’obligation de neutralité religieuse des représentants et des représentantes de l’État de la fonction publique et des organismes publics. Cette initiative législative confirme que le Québec est un État de droit, dans lequel les normes juridiques, au premier chef le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes, sont applicables à toutes les citoyennes et à tous les citoyens, sans dérogation fondée sur des motifs religieux.

Toutefois, un aspect central du projet de loi no 60 ne fait actuellement pas consensus dans la société québécoise : l’article 5 de la section II du chapitre II, qui concerne les restrictions relatives au port d’un signe religieux par les agentes et les agents de l’État. Des universitaires de renom, des figures politiques majeures, des représentantes et des représentants de groupes de femmes, de syndicats, d’associations, d’établissements d’enseignement et de soins sont divisés quant à la portée à donner à cette interdiction. Pour certaines personnes, il s’agit d’une exigence raisonnable pour les agentes et les agents de l’État, comme corollaire de leur devoir de réserve et de leur obligation de neutralité religieuse pour garantir la neutralité de l’État et des services publics québécois, tandis que pour d’autres, il s’agit d’une limitation injustifiée à la liberté fondamentale de croyance et à l’accès au travail.

Le Conseil du statut de la femme a soumis, lors de la commission Bouchard-Taylor en 2007, un mémoire intitulé Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse. Il a également produit en 2011 un avis sur la question de la laïcité, Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. Le Conseil a décidé de soumettre à nouveau un mémoire dans le cadre de la présente consultation publique concernant le projet de loi no 60, car sa réflexion s’est poursuivie depuis la publication du dernier avis sur la question en 2011, à la lumière du contexte social et du contenu plus précis des dispositions du projet de loi.

Le Conseil du statut de la femme et la laïcité

Les recommandations formulées dans les avis du Conseil du statut de la femme publiés depuis près de 20 ans (CSF, 2011, 2007, 1997, 1995) vont toutes dans le sens d’un renforcement des règles communes, en particulier celles touchant au droit fondamental des femmes à l’égalité, afin que leur respect ne soit pas mis en péril par l’application de préceptes religieux ou culturels, que ce soit en matière de droit familial (âge minimum au mariage, rejet de l’arbitrage religieux en « matière familiale »), de droit du travail (rejet des refus de transiger avec des femmes en position d’autorité par certains hommes), de droit à l’éducation (écoles publiques mixtes, curriculum scolaire unique et obligatoire pour toutes et tous, disparition des cours d’éducation religieuse, subventions aux écoles privées conditionnelles au respect des règles garantissant l’égalité entre les sexes, formation interculturelle pour les personnes employées dans le milieu de l’éducation, de la santé et des services sociaux, intégration de la question des droits des femmes et de l’égalité entre les sexes au cours d’éducation à la citoyenneté), de droit à l’intégrité physique et à la sécurité (refus des défenses culturelles et religieuses en matière de violence conjugale et sexuelle).

Dans les avis de 2007 et 2011, le Conseil soutient, en conséquence, qu’en aucun cas le droit à la liberté religieuse et de conscience ne doit pouvoir mettre en péril le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes. Le Conseil affirme que l’atteinte au droit des femmes à l’égalité devrait constituer une contrainte excessive dans toute demande d’accommodement raisonnable, même si la demande d’accommodement menaçant l’égalité entre les sexes émanait d’une femme. Certaines pratiques et certains symboles, en plus d’être de nature religieuse, véhiculent des conceptions inégalitaires des rapports entre les sexes, ce qui devrait être également pris en compte dans l’évaluation de l’interdiction des signes que l’État ne peut admettre comme légitimes. La question du libre choix des femmes d’arborer des symboles sexistes ou de se soustraire aux règles communes de mixité et d’égalité ne devrait pas être retenue dans l’évaluation de la portée de ces symboles. Le voile, quelles que soient les raisons pour lesquelles une femme choisit de le porter, demeure un symbole d’infériorisation des femmes aux yeux du Conseil :

L’argument du libre choix et de l’autonomie de la femme est brandi comme un étendard. Le Conseil est en désaccord avec cette position et croit plutôt qu’en offrant aux femmes la possibilité réelle d’enlever leur voile pour travailler au sein de l’État, il leur donne un choix véritable. En interdisant les manifestations religieuses chez son personnel, l’État crée un espace où celui-ci peut se soustraire aux pressions sociales, culturelles et religieuses qui peuvent s’exercer sur lui (CSF, 2011, p. 102).

Dans ses deux avis de 2007 et 2011, le Conseil du statut de la femme précise par ailleurs que les débats et les discussions entourant la gestion de la diversité culturelle et religieuse sont souvent entachés de méconnaissance et de craintes résultant des représentations négatives et stéréotypées des personnes issues de l’immigration véhiculées par les médias. Le Conseil le rappelle: les demandes d’accommodement raisonnable fondées sur des motifs religieux sont moins nombreuses que ne le croit la majorité de la population et les personnes issues de l’immigration désirent généralement se conformer aux usages et aux règles en vigueur dans la société québécoise. Certaines demandes émanant de groupes ethnoreligieux, n’étant d’ailleurs pas à proprement parler des accommodements raisonnables3 (tels le givrage des vitres du YMCA de Montréal ou le refus d’être servi par des femmes), viennent néanmoins menacer les droits et les acquis des femmes québécoises en matière d’égalité avec les hommes et méritent une réflexion et un resserrement des règles afin que soient impossibles ces atteintes aux droits des femmes. Un exemple qui a récemment fait surface dans l’actualité : les heures de bains séparés pour les femmes et les hommes dans une piscine publique de Montréal, une non-mixité accordée en réponse à des demandes émanant non pas des femmes elles-mêmes, mais de leaders religieux conservateurs. Cet accommodement consenti par les autorités locales transmet une image de la femme à l’opposé du principe d’égalité entre les sexes. En effet, il laisse croire qu’il est légitime, au Québec, que des hommes exigent des pratiques de nonmixité pour les femmes en les justifiant par des normes religieuses et culturelles sexistes.

Ces avis de 2007 et 2011 du Conseil soutiennent également que les demandes d’accommodement ne doivent pas uniquement tenir compte du droit à la dignité des femmes qui portent les signes religieux, mais également des femmes qui les entourent, soit de la portée collective du droit des femmes à l’égalité.

Pour le Conseil du statut de la femme, la laïcité de l’État, le fait français et l’égalité entre les femmes et les hommes constituent des valeurs citoyennes et un héritage fondamental de l’histoire particulière du Québec. Ces éléments de notre identité se sont progressivement affirmés à la faveur de la sécularisation de la société québécoise et des luttes identitaires et féministes.

Le droit actuel interdit à l’État de favoriser une religion au détriment des autres formes de croyances, principe qui découle implicitement de l’interprétation de la liberté de conscience et de religion par la jurisprudence, mais qui n’est pas formellement confirmé en droit, d’où l’importance du projet de loi no 60, qui rectifie cette omission.

Dans le contexte actuel, « des manifestations religieuses peuvent émaner des usagères et usagers des services publics et des agentes et des agents de l’État, sous réserve du respect des droits d’autrui, des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyennes et citoyens » (CSF, 2011, p. 58-59). Le Conseil exprime dans ses avis de 2007 et de 2011 son désaccord avec la vision de la laïcité ayant cours actuellement et souhaite une intervention législative pour mieux protéger les droits des femmes afin de préserver et d’étendre aux nouveaux arrivants les valeurs collectives québécoises. La conception actuelle de la laïcité lui semble également susceptible de favoriser la confusion entre le politique et le religieux et d’enfermer la société dans une logique individualiste utilisée par des groupes minoritaires pour mettre en danger des acquis des femmes québécoises en matière d’égalité entre les sexes. Dans son avis Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (2011, p. 82-84), le Conseil met ceci en évidence :

L’attachement du Québec à son caractère particulier se reflète aussi sur le plan de sa conception de la laïcité. En effet, le Québec a été la seule province à contester le port du kirpan jusqu’en Cour suprême et, récemment, un groupe de personnes de religion sikhe qui venaient témoigner en commission parlementaire sur le projet de loi no 94 ont refusé de laisser leur kirpan à l’entrée du parlement et s’en sont vu interdire l’accès. Unanimement, l’Assemblée nationale a adopté une motion appuyant la décision du personnel chargé de la sécurité au Parlement.

Or, cette décision du service de sécurité a été décriée dans le reste du Canada, où l’on a soulevé que les kirpans sont autorisés au Parlement fédéral et dans les autres assemblées législatives provinciales. Alors que le Bloc québécois a demandé que les règles de sécurité soient resserrées à Ottawa et que la mesure appliquée à Québec le soit aussi au Parlement, le chef libéral Michael Ignatieff s’y est totalement opposé.

Également, lorsque l’Ontario a songé à reconnaître les tribunaux islamiques en matière civile, l’Assemblée nationale [du Québec] a été la seule institution législative provinciale à s’insurger. Elle a adopté à l’unanimité une motion rejetant toute forme d’instance judiciaire n’émanant pas d’elle et n’étant pas assujettie au Code civil du Québec. Elle a affirmé solennellement la préséance du principe de la primauté du droit positif sur le droit canon. Le Parlement fédéral n’a pas non plus soufflé mot de son opposition.

[…]

De plus, pour les juges québécois, l’adhésion à une religion est vue comme un choix individuel, ce qui suppose que le fidèle doit en assumer la responsabilité, notamment sur le plan économique. Dans l’arrêt Amselem par exemple, le juge Morin de la Cour d’appel écrira que si les demandeurs souhaitent ériger une souccah chez eux, ils sont libres d’aller habiter ailleurs puisque la convention de copropriété qui régit leur appartement l’interdit. La Cour suprême au contraire considère que puisque l’adhésion à une religion n’est pas un acte purement volontaire, mais plutôt une conviction profonde, la croyante et le croyant n’ont pas à supporter le fardeau qui découle de leur pratique. Ainsi, le juge lacobucci qualifiera-t-il la suggestion du juge Morin de « geste à la fois indélicat et moralement répugnant» et rejettera l’idée qu’en adhérant à la convention de propriété, les demandeurs auraient renoncé à leur liberté de religion.

Une autre constatation faite par le professeur Grammond est que les juges québécois estiment que la religion est une affaire privée et devrait, en quelque sorte, demeurer « invisible ». En conséquence de cette vision, la manifestation externe de signes religieux devrait donc légitimement être limitée si elle entrave la liberté de religion, ou de conscience, de la majorité : « Ainsi, la majorité, présumément laïque, aurait en quelque sorte un droit à évoluer dans un environnement où les symboles religieux minoritaires sont absents ou discrets ».

Le modèle de laïcité existant actuellement au Québec, notamment en raison des décisions des tribunaux de juridiction fédérale, est étroitement lié au multiculturalisme prôné comme modèle d’intégration dans les pays anglo-saxons, un modèle qui a été décrié en tant que responsable des écueils et des échecs d’intégration de certaines minorités. En favorisant une forme de ghettoïsation nuisible à l’émergence d’une conscience nationale à laquelle adhérerait l’ensemble de la population, ce modèle « demande à la société majoritaire de s’accommoder et de tolérer les multiples manifestations ethniques, culturelles et religieuses au sein des institutions étatiques» (CSF, 2011, 65). La confusion entre le politique et le religieux est susceptible d’ouvrir la porte à des revendications politiques fondées sur le droit à la liberté religieuse.

Or, les menaces que font peser sur les droits des femmes les fondamentalismes religieux (chrétiens et autres) sont réelles au Canada, particulièrement en matière d’accès à l’avortement pour les femmes. En outre, « tous les pays occidentaux assistent au phénomène de l’islamisation de leur société, en raison des flux migratoires des populations musulmanes sur leurs territoires » (CSF, 2011, p. 71). Le voile est un symbole de l’intégrisme musulman4 même si, en Occident, il n’est pas nécessairement l’expression d’une foi religieuse comme telle, car il « marque […] surtout [pour les femmes qui le portent] leur résistance à l’Occident, leur donne un pouvoir politique, exprime leurs difficultés d’intégration et aussi la peur d’être exclue du cercle familial […] » (CSF, 2011, p. 75) :

Évidemment, le Québec n’est pas l’Algérie ou l’Égypte, mais il doit prendre la mesure de ce phénomène qui touche tous les pays occidentaux. De plus en plus, on voit au Québec des petites filles porter le voile. À 6 ou 7 ans, ce choix ne peut être qu’imposé. Et il est extrêmement douteux que cette obligation puisse reposer sur des croyances religieuses puisque les textes expliquent que la jeune fille doit décider elle-même de se voiler lorsqu’elle est pubère.

Le Conseil économique et social de l’ONU recommandait ceci : « Les États doivent être particulièrement attentifs à ne pas être piégés par les stratégies extrémistes et à mettre la religion à l’abri de toute instrumentalisation politique, y compris par le pouvoir en place, dans la mesure où cette exploitation est particulièrement préjudiciable à la condition de la femme et de la société en général (CSF, 2011, p. 75).

Selon l’avis de 2011, la laïcité existant au Québec doit être rejetée au profit d’une autre conception de la laïcité, qui serait propre à la trajectoire du Québec tout en s’inspirant de celle qui s’est imposée en France, permettant de mieux protéger les droits des femmes. Le Conseil y recommande des mesures concrètes pour mettre en œuvre cette conception de la laïcité dont, en premier lieu, celle de demander aux agents et aux agentes de l’État de représenter la neutralité de l’État en s’abstenant de porter tout signe religieux ostentatoire. « En arborant ses croyances, le personnel donne à croire qu’il n’est pas neutre à l’égard de toutes les religions, ni à l’égard des athées ou des agnostiques. Cela fait en sorte qu’une personne raisonnable peut croire que l’État n’est pas neutre, que l’État et le religieux sont associés ou paraissent être associés» (CSF, 2011, p. 93). Le Conseil ajoute que cette mesure ne pourrait pas être considérée comme nuisible à l’intégration des immigrantes portant le voile, pour qui les emplois dans la fonction publique seraient dorénavant inaccessibles, parce que cette idée « suppose d’abord que les personnes immigrantes sont croyantes et pratiquantes à un point tel qu’elles souhaiteraient manifester leur foi durant leur travail. Or, cela n’est documenté nulle part, au contraire » (CSF, 2011, p. 93).

Le Conseil s’appuie sur une enquête de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Eid, 2007) pour affirmer que les personnes issues de l’immigration, surtout de confession musulmane, sont peu pratiquantes et que leurs demandes d’accommodement ne reposent pas sur une ferveur religieuse particulièrement élevée, mais plutôt sur des pratiques discriminatoires plus larges.

En outre, la question de la laïcité et de la gestion de la diversité religieuse ne doit pas être réduite à celle de la diversité religieuse des personnes issues de l’immigration, car le fait religieux comme tel n’est pas l’apanage des seules minorités. Une grande proportion de demandes d’accommodement émane d’individus appartenant à des confessions religieuses historiquement présentes au Québec, soit les religions chrétienne et juive.

Le Conseil demandait également en 2011 que l’État retire du cours Éthique et culture religieuse la dimension religieuse pour réintégrer les contenus portant sur la religion dans le cours Histoire et éducation à la citoyenneté. Il recommandait ainsi l’absence d’ambiguïté dans le traitement scolaire des contenus sur la religion, devant être présentés comme des phénomènes sociaux et non comme des vérités indiscutables. L’enseignement de l’éthique devrait, selon le Conseil, être distingué et séparé de la question religieuse. Enfin, le Conseil soutenait également que la mise en œuvre de la laïcité de l’État implique la réévaluation des liens financiers entre l’État et les religions, en particulier les subventions publiques aux écoles confessionnelles et les privilèges fiscaux accordés aux communautés religieuses.

Tout en reconnaissant que le voile est un marqueur d’inégalité, le Conseil du statut de la femme avait auparavant soutenu, en 1995 et en 1997, des positions quelque peu différentes sur la question particulière du port du voile dans les écoles, s’agissant alors d’élèves, ainsi que sur la protection des droits des femmes au Québec. Le Conseil s’opposait alors à l’interdiction du port du voile musulman pour les élèves des écoles publiques et pour l’ensemble des employées de la fonction publique en soutenant que l’existence de groupuscules intégristes ne devait pas mener à des mesures de contrôle radicales exercées contre l’ensemble des femmes de confession musulmane portant le voile. L’instrumentalisation du voile à des fins politiques par des groupes religieux fondamentalistes préoccupait déjà le Conseil, qui ne voyait toutefois pas dans l’interdiction du voile dans la fonction publique et dans les écoles le meilleur moyen de lutte contre les idéologies sexistes de ces groupes.

Il redoutait l’effet potentiellement négatif de cette interdiction sur la vie des femmes musulmanes et sur les replis communautaires. Le Conseil préconisait alors diverses mesures sociales et économiques visant à agir dans les milieux minoritaires pour soutenir les femmes dans leurs quêtes égalitaires et pour faciliter leur accès aux droits gagnés par les femmes québécoises depuis quelques décennies (CSF, 1997, 1995).

Au terme de cette revue des avis antérieurs du Conseil, il se dégage, malgré certaines divergences entre les avis et réflexions du Conseil sur l’égalité entre les sexes, la diversité religieuse et la laïcité au fil du temps, d’importants points de convergence qui continuent de faire consensus au Conseil du statut de la femme. Ces éléments forment les fondements historiques partagés à partir desquels le Conseil poursuit sa réflexion sur le projet de loi no 60, qui est l’objet du présent mémoire :

  1. Droits des femmes et laïcité : La laïcité comme projet social et politique est défendue dans toutes les publications du Conseil du statut de la femme, et plus largement chez les féministes. La séparation du religieux et du politique, qui inclue la neutralité religieuse de l’État, est définie comme une garantie du respect des valeurs de liberté et d’égalité — des valeurs qui sont souvent absentes des doctrines religieuses et, surtout, des interprétations intégristes de ces doctrines.

  2. Droit des femmes et liberté de religion : Dans l’ensemble des publications du Conseil du statut de la femme, l’idée que « la liberté de religion doit être comprise, interprétée et appliquée comme ne permettant pas, intrinsèquement, une atteinte à l’égalité entre les sexes» (CSF, 2007, p. 63) est partagée. La liberté religieuse ne peut être invoquée pour demander des accommodements impliquant une mise en cause du droit des femmes à la mixité, au travail, à la reconnaissance, à l’intégrité physique, au traitement égal à celui des hommes et à l’application commune aux deux sexes des règles et des lois.

  3. Conception de l’égalité : La conception de l’égalité promue dans les diverses publica tions du Conseil constitue une autre ligne de continuité. L’égalité formelle (de droit ou de traitement) est insuffisante pour le Conseil; c’est l’égalité de fait (réelle ou de substance) qui doit être recherchée pour l’ensemble des femmes, car elles n’ont pas toutes les mêmes possibilités de se prévaloir de l’égalité formelle. Plus encore, ces inégales possibilités de se prévaloir des droits « exigent que l’on tienne compte des contextes historique, politique, économique et social, et des rapports sociaux de genre dans la définition et l’application du concept d’égalité entre les sexes. Dans certains cas, l’approche contextualisée de l’égalité doit prendre en considération les formes multiples de discrimination que les femmes vivent » (CSF, 2007, p. 68). La dignité humaine est un élément central de la notion d’égalité.

    Elle désigne le sentiment de respect et l’estime de soi, l’intégrité physique et psychologique ainsi que l’autonomie (CSF, 2007, p. 73).

  4. Lutte contre les intégrismes religieux : Depuis 1995, le Conseil s’inquiète des menaces que font peser les intégrismes religieux sur les droits des femmes au Canada, notamment sur le droit à l’avortement. Le Conseil était déjà conscient en 1995 du pouvoir croissant des mouvements intégristes un peu partout dans le monde et de l’importance de mieux connaître l’état de la situation au Québec afin de lutter efficacement contre les intégrismes religieux.

  5. Le sexisme des grandes religions: Il fait également consensus au Conseil que toutes les doctrines, les institutions et plusieurs pratiques religieuses connues sont sexistes et patriarcales. Dans ce contexte, il est entendu que le voile musulman n’est pas un symbole anodin, assimilable à n’importe quel autre vêtement, mais qu’il revêt une signification inégalitaire. Là s’arrête toutefois la convergence entre les perspectives du Conseil de 1995 et 1997 et celles de 2007 et 2011, car les premiers avis soutiennent qu’il ne faut pas confondre les doctrines à combattre avec les femmes qui adhèrent, à des degrés variables, à ces doctrines, tandis que les seconds jugent plutôt qu’il est légitime de demander aux femmes arborant des signes religieux de les enlever pour travailler dans la fonction publique, au bénéfice de l’égalité de toutes les citoyennes et de tous les citoyens.

Ainsi, les éléments qui précèdent demeurent l’objet d’un consensus au sein du Conseil. C’est aussi le cas de la majorité des principes avancés par le gouvernement dans le projet de loi no 60. Seules quelques divergences concernant l’opportunité et l’utilité d’interdire le port de signes religieux ostentatoires pour toutes les agentes et pour tous les agents de l’État (dans une conception très large allant jusqu’aux éducatrices dans les centres de la petite enfance) continuent de faire l’objet de discussions et de préoccupations. Dans son avis de 2011, le Conseil prend position pour cette mesure, mais considère sa mise en œuvre possible seulement dans un contexte de consensus social :

Nous tenons à préciser cependant que nous jugeons essentiel qu’un débat sur la laïcité au Québec ait lieu au préalable, un débat duquel se dégagera un consensus social et politique. Adopter la laïcité comme principe fondateur de l’État fait partie d’un projet de société qui doit rallier l’ensemble de la société (CSF, 2011, p. 89)5.

Or, on observe qu’il n’y a pas actuellement de consensus social et politique au Québec sur cet aspect crucial du projet de loi no 60, c’est-à-dire sur le fait d’étendre l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires à l’ensemble des agentes et des agents de l’État, y compris les éducatrices en garderie et des sous-traitants qui font affaire avec le secteur public. Par ailleurs, il règne un fort consensus sur les autres aspects du projet de loi, notamment sur la nécessité d’affirmer la laïcité de l’État et de soumettre les accommodements raisonnables au principe d’égalité entre les femmes et les hommes.

Quant au volet des signes religieux ostentatoires, nous croyons que la tenue d’études scientifiques sur les effets concrets de la prohibition envisagée dans certains domaines d’emploi gouvernementaux pourrait éclairer la réflexion étatique et favoriser l’obtention d’un consensus social.

Le Conseil du statut de la femme, constitué de 18 femmes venant de différents secteurs de la société6 n’échappe pas au débat social. Dans ce contexte et dans le souci d’être constructif, le Conseil a choisi d’être transparent quant aux nombreux éléments qui font consensus en son sein, souvent même à l’unanimité, mais aussi quant à ses sujets de préoccupation. Le Conseil espère, de cette façon, contribuer à l’atteinte du consensus social, essentiel pour que les mesures adoptées renforcent le plus possible le droit collectif des femmes à l’égalité, tout en entravant le moins possible l’intégration du plus grand nombre de femmes au marché du travail.

Le projet de loi no 60 : une analyse du Conseil du statut de la femme

Dans la continuité de l’avis Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (CSF, 2011), le Conseil du statut de la femme tient à saluer plusieurs éléments du projet de loi no 60 qui lui paraissent proposer des principes importants porteurs d’avancées pour les femmes du Québec. Certaines dispositions du projet de loi, néanmoins, ne font pas consensus au Conseil et soulèvent des préoccupations relatives à certains aspects des droits des femmes. Le Conseil désire soumettre ces réflexions au gouvernement.

Les éléments du projet de loi que le Conseil du statut de la femme appuie

D’abord, le Conseil se réjouit de la volonté du gouvernement de faire de la laïcité et de l’égalité entre les sexes des valeurs communes du Québec et de mettre en place des garanties juridiques de nature prépondérante assurant le respect de ces principes. Le Conseil tient également à exprimer son entier soutien aux modifications proposées à la Charte québécoise des droits et libertés et à l’encadrement des demandes d’accommodement libellées ainsi dans le projet de loi :

40. Le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12) est modifié par l’insertion, après le quatrième alinéa, du suivant:

« Considérant que l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français ainsi que la séparation des religions et de l’État, la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci constituent des valeurs fondamentales de la nation québécoise;» […]

41. L’article 9.1 de cette Charte est modifié par l’addition, à la fin du premier alinéa, de la phrase suivante: « Ils s’exercent également dans le respect des valeurs que constituent l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français ainsi que la séparation des religions et de l’État, la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci, tout en tenant compte des éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de son parcours historique.».

42. Cette Charte est modifiée par l’insertion, après l’article 20.1, du suivant:

« 20.2. Un accommodement résultant de l’application de l’article 10 constitue l’aménagement d’une norme ou d’une pratique d’application générale qui est fait en vue d’accorder un traitement différent à une personne qui, autrement, subirait des effets discriminatoires en raison de l’application de cette norme ou de cette pratique.

Un tel accommodement doit respecter le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes. [...] »

Le Conseil demandait en 2011 que le devoir de réserve et l’obligation de neutralité politique prévus dans la Loi sur la fonction publique s’étendent aux croyances religieuses afin d’interdire tout prosélytisme sur les lieux de travail. Il appuie donc la section I du chapitre II du projet de loi no 60, qui prévoit ce qui suit :

  1. Un membre du personnel d’un organisme public doit faire preuve de neutralité religieuse dans l’exercice de ses fonctions.

  2. Un membre du personnel d’un organisme public doit faire preuve de réserve en ce qui a trait à l’expression de ses croyances religieuses dans l’exercice de ses fonctions.

Le Conseil soutient également les articles 1 et 2 du chapitre I du projet de loi no 60, qui imposent ce même devoir de neutralité religieuse et de laïcité aux institutions publiques, car la neutralité religieuse de l’État et de ses institutions lui apparaît cruciale pour assurer l’existence et la croissance d’un espace public ouvert à toutes les citoyennes et à tous les citoyens, peu importe les croyances ou l’incroyance de chacune et de chacun. En 2011, le Conseil souhaitait l’avènement d’une législation qui interdirait les « signes et les symboles religieux dans les institutions de l’État, sous réserve de leur caractère patrimonial, la récitation de prières d’ouverture dans les conseils de ville et la participation des officières et des officiers de l’État à des manifestations religieuses dans le cadre de leurs fonctions » (CSF, 2011, p. 131). Dans cette même logique, le Conseil considère que le crucifix accroché au Salon bleu de l’Assemblée nationale ne constitue pas un symbole patrimonial, mais bien un symbole religieux qui devrait être retiré de cet espace, considérant qu’il s’agit de l’enceinte où l’on vote les lois.

Après mûre réflexion, le Conseil du statut de la femme est parvenu à un nouveau consensus sur l’étendue à donner à l’interdiction du port de signes religieux chez les agentes et les agents de l’État. Le Conseil s’entend sur une interdiction plus restreinte que ce que propose le projet de loi no 60, mais considérablement plus élargie que ce que recommandait le rapport Bouchard-Taylor. Nous croyons que ce compromis peut à la fois donner le signal que le Québec est une société où la laïcité est une valeur incontournable, sans toutefois risquer de produire un ressac tel que les groupes minoritaires puissent se replier sur eux-mêmes et ainsi ralentir leur intégration à la société québécoise. Notre priorité ici, en tant que Conseil du statut de la femme, est de prendre le parti de toutes les femmes, sans oublier celles pour qui l’autonomie financière n’est pas encore une réalité, tout en ayant en tête le souci de protéger du même souffle les femmes les plus vulnérables, dont celles soumises aux diktats religieux, afin d’accroître leur pleine capacité à se prévaloir de leur droit fondamental à l’égalité comme femmes.

L’interdiction des signes religieux ostentatoires pour le personnel de l’État

Considérant tout cela, le Conseil du statut de la femme estime que la prudence est de mise et que l’interdiction des signes religieux à l’ensemble du personnel des écoles publiques primaires et secondaires est souhaitable et justifiée.

La laïcité dans la société québécoise : des éléments à ajouter au projet de loi

Même si le projet de loi no 60 n’en fait pas mention, le Conseil tient à réitérer les recommandations numéros 7, 8 et 9 de son avis Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, publié en 2011.

Le Conseil demandait alors de :

  1. Retirer le volet « culture religieuse » du cours Éthique et culture religieuse tel qu’il est actuellement conçu et présenté.

  2. Intégrer l’étude du phénomène religieux au cours Histoire et éducation à la citoyenneté. Ce cours aborderait les religions dans une perspective globale, historique, culturelle et sociologique, au même titre qu’il traiterait des courants de pensée séculière et qu’il parle déjà de la monarchie, des Lumières, de la Révolution tranquille, du combat des femmes pour le droit de vote, de la naissance et de l’évolution des droits de la personne, etc.

  3. Procéder à l’évaluation des liens financiers entre l’État et le religieux afin que l’État ne soit pas ou ne paraisse pas associé aux religions. Les subventions aux écoles confessionnelles et les privilèges fiscaux consentis aux communautés religieuses devraient précisément être examinés.

Les recommandations 7 et 8 ci-dessus s’inscrivent dans la logique qui justifie pour le Conseil l’interdiction des signes religieux ostentatoires pour les enseignantes et les enseignants. Il faut que l’école publique évite au maximum les confusions possibles entre les contenus éducatifs sur la religion et les notions d’éthique et d’autorité morale fondée sur la foi et la révélation.

Comme le documentaient des avis antérieurs du Conseil du statut de la femme (2007, 1997), les grandes religions monothéistes sont toutes nées au sein de sociétés fortement patriarcales et leurs textes sacrés, ainsi que toute l’exégèse qui détermine les interprétations de ces textes, ont été rédigés par des hommes et légitiment les inégalités entre les femmes et les hommes (Glacier, 2009). Le Conseil économique et social de l’Organisation des Nations Unies (2002) a également noté l’exclusion des femmes du pouvoir au sein des trois religions monothéistes :

Le christianisme
De nombreuses sensibilités et pratiques religieuses chrétiennes s’accordent sur l’interdiction pour les femmes d’accéder à des fonctions de responsabilité. Ainsi, l’Église catholique réserve l’ordination aux hommes. Cette discrimination dont l’origine repose sur les traditions romaines et méditerranéennes est fondée sur une anthropologie qui attribue à chaque sexe une fonction strictement délimitée : l’homme est l’image de l’autorité sacramentelle, la femme est l’image de la Vierge, épouse et mère du Christ. L’exclusion du sacerdoce empêche aussi la femme d’accéder au pouvoir de gouvernement dans l’Église et le droit étatique ou international respecte le droit interne des collectivités religieuses.

Les Églises protestantes sont certes plus souples, mais ce n’est que très récemment que les femmes ont été admises au pastorat à la suite d’une longue évolution due notamment à l’admission des femmes aux études théologiques.

Le judaïsme
Comme dans les autres religions et traditions religieuses, il existe, dans les textes fondateurs du judaïsme, une différence fondamentale entre hommes et femmes en raison de l’« essence » différente du masculin et du féminin.

Aujourd’hui encore, les jeunes filles n’étudient pas les mêmes matières que les garçons dans les écoles juives traditionnelles. Dans le judaïsme orthodoxe, les femmes sont cantonnées aux rôles familiaux caritatifs et d’enseignement; seul le judaïsme libéral accepte l’idée qu’une femme puisse devenir rabbin. De même, la qualité de juge de tribunaux religieux est interdite aux femmes dans les lois de certaines communautés religieuses d’Israël.

L’islam
Il n’y a pas de clergé en islam, mais seulement des fonctions dont les femmes sont exclues. Les fonctions d’ouléma (interprète de la loi), de qadi (juge), de calife (guide de la communauté) et d’imam (chef de la prière) sont réservées aux hommes. Les fonctions des femmes se limitent à la sphère privée et domestique. Dans certains pays, toutefois, les tribunaux ont rejeté, conformément à une tradition moderniste de l’État et de la société, l’argument de la charia invoqué par le plaignant tendant à exclure de la fonction notariale une femme qui a réussi à un concours national; la juridiction administrative s’est fondée sur le principe de l’égalité des sexes en droits et en obligations, consacré par la Constitution du pays concerné.

Enfin, dans certaines cultures, les femmes ne participent pas à certains rituels, dont celui de la prière publique dans les mosquées. Celles qui y assistent se tiennent dans un endroit adjacent à la salle principale, d’où elles ne peuvent pas être vues ni voir le prédicateur. Dans certains pays, aucun espace spécial ne leur est réservé et les mosquées leur sont par conséquent interdites. L’exclusion s’explique par la croyance que les femmes menstruées sont impures et sont une cause de « pollution », mais toutes les religions défendent le sacré contre la « pollution » du sang féminin.

Il apparaît donc au Conseil du statut de la femme qu’il faut limiter au maximum les confusions et les ambiguïtés possibles à propos de la religion ainsi que les risques de relativisme culturel quant à la dimension sexiste des doctrines et des pratiques des grandes religions monothéistes. Les religions doivent seulement faire l’objet d’enseignements les présentant comme des phénomènes sociaux et historiques et non comme des réservoirs des vérités morales intangibles.

Quant aux liens économiques entre l’État, les écoles confessionnelles et les communautés religieuses, la cohérence même du projet de loi no 60 affirmant la valeur de laïcité exige de remettre en question ces liens étroits entre le politique et le religieux.

Le Conseil faisait également cette recommandation dans son avis de 2007 :

  1. Affirmer, dans la Loi sur l’instruction publique, que la valeur d’égalité entre les sexes doit être véhiculée dans les politiques d’éducation et qu’elle ne doit pas être mise de côté pour des considérations religieuses ou culturelles.

Des études à considérer pour poursuivre la réflexion

Le Conseil du statut de la femme s’est toujours fait un devoir de documenter l’effet des politiques publiques sur les femmes. Dans le cas de l’interdiction des signes religieux ostentatoires, la chose n’est pas simple, car les répercussions collectives et individuelles sur différentes catégories de femmes s’entremêlent, selon leur appartenance culturelle et leurs croyances relatives à la religion.

Le Conseil accueille favorablement le fait que le projet de loi no 60 contienne des dispositions permettant d’analyser subséquemment sa mise en œuvre et d’y apporter au besoin les modifications appropriées (articles 26 et 50).

Les recherches préliminaires pour la réalisation de ce mémoire nous ont révélé à quel point la littérature scientifique sur la question des effets des politiques publiques sur l’égalité entre les sexes, sur l’intégration des femmes issues de l’immigration, sur les menaces internationales aux droits des femmes liées à la montée des intégrismes religieux et de la croissance de l’intolérance raciale dans divers pays avait connu une expansion fulgurante ces dernières années. Les enjeux sociaux que nous vivons au Québec actuellement sont vécus ailleurs dans le monde. Partout, des universitaires et des chercheuses entreprennent des recherches dont le Québec pourrait tenir compte dans ses propres réflexions et politiques publiques.

Le Conseil du statut de la femme pense que les recherches internationales, particulièrement européennes, qui mesurent les effets sur les femmes (collectifs et individuels) de l’interdiction de signes religieux dans les fonctions publiques et les écoles, ainsi que pour les corps d’emploi pour lesquels le Conseil exprime des préoccupations ou qui ne font pas consensus au Conseil, tels que les éducatrices en service de garde subventionné et le personnel du domaine de la santé, devraient être recensées et analysées.

Le Conseil croit qu’une telle démarche permettrait de mieux saisir les enjeux en cause et les conditions de réussite de l’établissement de la laïcité dans la fonction publique québécoise.

Conclusion

Pour le Conseil du statut de la femme, l’affirmation des principes de laïcité et de neutralité religieuse de l’État et la reconnaissance de l’importance du principe d’égalité entre les sexes, comme le propose le projet de loi no 60, appartiennent à une démarche essentielle et fondamentale pour protéger les droits des femmes québécoises sur les plans juridique et politique. En effet, dans le contexte actuel, certaines demandes d’accommodement raisonnable, fondées sur des motifs religieux, viennent interférer avec des pratiques égalitaires de mixité, de curriculums scolaires et de programmes sociaux communs aux deux sexes, de droit familial, etc. Ainsi, le Conseil salue les modifications à la Charte des droits et libertés de la personne qui introduisent à titre de principe juridique fondamental les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État et qui réitèrent l’importance que l’État québécois accorde à l’égalité entre les femmes et les hommes.

En outre, le Conseil accueille favorablement l’introduction dans le projet de loi no 60 d’une obligation de neutralité religieuse et d’un devoir de réserve dans l’expression de leurs croyances religieuses, dans le cadre de leurs fonctions, pour les fonctionnaires ainsi que le personnel des organismes publics, parapublics et des services de garde subventionnés.

Le Conseil voit également d’un très bon œil la mise en place de balises visant à limiter, dans les établissements scolaires, les possibilités de transmission des conceptions sexistes véhiculées par les doctrines religieuses. En effet, les contenus scolaires sur la religion, qui présentent souvent les croyances comme relatives et désirables, occultent le fait que les religions légitiment aussi les inégalités entre les sexes. Le Conseil rappelle donc au législateur, et particulièrement au ministre de l’Éducation, que cette démarche exige aussi une révision du cours Éthique et culture religieuse : les contenus religieux doivent en être retirés et intégrés plus clairement dans des cours qui les présentent comme des phénomènes sociaux et historiques.

Le Conseil du statut de la femme poursuit toutefois sa réflexion sur l’opportunité d’interdire les signes religieux ostentatoires au-delà des catégories de personnel en position d’autorité au sens large, du personnel travaillant dans les cours de justice et dans les établissements scolaires publics primaires et secondaires. Il exprime des préoccupations à propos des éducatrices en garderie, dont la fonction et les activités les mettent moins en contact avec les contenus religieux et la transmission des conceptions du monde formalisées et entérinées par l’institution scolaire, ainsi que pour d’autres catégories d’employés comme les agentes et les agents d’aide sociale qui, sans occuper des emplois de direction, exercent une forme d’autorité et de pouvoir important sur des populations particulièrement vulnérables. Des recherches plus approfondies pourraient être menées selon les orientations proposées précédemment dans ce mémoire afin de mesurer plus finement les enjeux de la mise en œuvre de ce projet de loi et ses effets possibles tant sur l’ensemble des femmes du Québec que sur certains groupes plus précis.

Le Conseil du statut de la femme tient, par ailleurs, à réitérer que l’affirmation politique et juridique du principe de l’égalité entre les femmes et les hommes est importante, mais demeure insuffisante pour faire de l’égalité de fait entre les sexes une réalité au Québec. En effet, nous savons qu’encore en 2013, les Québécoises touchent des salaires globalement inférieurs à ceux des hommes malgré leur plus grande scolarisation, qu’elles dirigent à 76 % les familles monoparentales, qu’elles gagnent en moyenne 73,7 % des revenus totaux moyens des hommes, qu’elles réalisent encore davantage de travail domestique et parental non rémunéré et qu’elles n’occupent pas encore les postes de pouvoir à parité avec les hommes (CSF, 2013). En outre, certaines femmes ne peuvent pas profiter des acquis collectifs qu’ont obtenus les femmes québécoises et se prévaloir de leurs droits fondamentaux. Les femmes immigrantes ou racisées, notamment, font face à des obstacles supplémentaires, à des discriminations directes, indirectes ou systémiques en emploi. Parallèlement à la mise en œuvre de la laïcité de l’État, qui s’avère un énorme pas en avant, le gouvernement a, en somme, la responsabilité d’améliorer les ressources disponibles pour toutes les femmes québécoises dans leur quête inachevée d’égalité, notamment pour accroître l’autonomie économique des femmes et faciliter l’intégration des femmes issues de l’immigration.

Bibliographie

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TREMBLAY, Stéphanie (2010). École et religions : genèse du nouveau pari québécois (1996-2009), Montréal, Fides, 256 p.

  1. Voir notamment les avis suivants : Droits des femmes et diversité (1997), Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse (2007) et Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (2011).

  2. Voir notamment les avis suivants : La polygamie au regard du droit des femmes (2011) et Les crimes d’honneur: de l’indignation à l’action (2013).

  3. « L’obligation d’accommodement peut […] être définie comme étant une obligation juridique applicable uniquement dans une situation de discrimination, et consistant à aménager une norme ou une pratique de portée universelle dans les limites du raisonnable, en accordant un traitement différentiel à une personne qui, autrement, serait pénalisée par l’application d’une telle norme » (Pierre Bosset [cité dans CSF, 2007, p. 13-14]).

  4. Milot (1998, p. 161) définit l’intégrisme comme « la radicalisation du fondamentalisme, quand celui-ci s’exprime en tant que volonté politique de réforme globale de la société. Il s’agit moins d’une continuité que d’une tangente que peut prendre tout mouvement qui, en voulant remonter aux sources de la tradition, peut aboutir à un procès des déviations historiques et, par la suite, aspirer à refonder le système social et politique. Alors que le réformisme religieux (traditionalisme) se limite au champ du religieux, le radicalisme s’oppose, quant à lui, à tout l’environnement social qu’il juge déformé. L’intégrisme vise à réintégrer le religieux dans toute la vie politique et sociale pour lutter contre les dysfonctionnements nés de la modernisation matérialiste ».

  5. Nous soulignons.

  6. L’assemblée des membres est composée de 17 membres et de la présidente. Les sept membres d’office sont déléguées par des ministères et n’ont pas droit de vote. Les 10 autres, qui votent sur les orientations du Conseil, sont nommées par le gouvernement et sont issues de groupes socio-économiques, de groupes de femmes, des milieux universitaires et syndicaux. Sept nouvelles membres votantes se sont jointes à l’assemblée depuis l’avis de 2011 sur la laïcité.

  7. « Les principaux groupes religieux concernés par le programme ont été consultés avant que soient adoptés officiellement les contenus du volet en culture religieuse. Nous comprenons donc, à la lumière de cette procédure, que ce sont possiblement les aspects positifs qui tendent à être pris en compte dans la présentation des religions, au détriment des ambiguïtés fonctionnelles, des dysfonctions ou du point de vue plus neutre de l’observateur. […] Il est possible que cette idéalisation des contenus d’enseignement fasse obstacle au développement du jugement critique des élèves et encourage un certain conformisme en exposant une conception normalisée des traditions religieuses » (Tremblay, 2010, p. 183-184).