Résumé - Avis La prostitution : il est temps d'agir

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Table des matières

Contexte

Le débat entourant la prostitution ressurgit périodiquement et soulève de nombreuses questions. Faut-il décriminaliser la prostitution, la considérant comme un travail légitime, afin d’améliorer les conditions de sa pratique? Est-il possible de rendre la prostitution sécuritaire ? La prostitution est-elle un crime sans victimes ? Peut-on parler de choix et de consentement en relation avec la prostitution ? Autant de questions qui n’ont pas de réponses simples. Deux positions s’affrontent à ce sujet, l’une préconise la libéralisation de la prostitution et sa professionnalisation, pour la sortir de la clandestinité et éliminer la stigmatisation qui l’entoure, l’autre y voit une des pires formes d’exploitation sexuelle contre laquelle il faut lutter sans relâche.

En 2002, le Conseil du statut de la femme a participé à la réflexion collective en publiant une recherche intitulée La prostitution : Profession ou exploitation ? Une réflexion à poursuivre. Dix ans après, le temps est venu de répondre à la question et de prendre clairement position dans ce débat épineux qui recouvre des enjeux complexes.

L’urgence d’agir est d’autant plus grande que les lois sur la prostitution sont contestées devant les tribunaux, en se basant sur la Charte canadienne des droits et libertés. Le 26 mars 2012, un jugement controversé a été rendu par la Cour d’appel ontarienne, entérinant le jugement précédent (Bedford c. Canada, 2010), qui a invalidé les articles du Code criminel canadien interdisant la tenue de « maisons de débauche » et le proxénétisme, maintenant toutefois l’interdiction de la communication à des fins de prostitution. Ce jugement historique a été porté en appel, le 25 avril 2012, devant la Cour suprême du Canada. Si la loi canadienne est jugée contraire à la Charte, cela signifiera la décriminalisation totale de la prostitution au pays. Cette décision, lourde de conséquences, aura des répercussions sociales sur l’ensemble des citoyennes et des citoyens.

Les lois sur la prostitution sont contestées devant les tribunaux, en se basant sur la Charte canadienne des droits et libertés. Le Conseil du statut de la femme estime qu’il n’appartient pas aux tribunaux de dicter les lois en cette matière. Il s’agit d’un choix de société.

Le Conseil estime qu’il n’appartient pas aux tribunaux de dicter les lois en matière de prostitution, car cette question ne peut être réduite à sa seule dimension juridique, elle-même centrée sur la dimension individuelle. Il s’agit d’un choix de société, dont les retombées multiples à long terme exigent une vision élargie, tenant compte des divers enjeux sous-jacents à la question. Le gouvernement du Québec a un rôle important à jouer dans l’orientation d’une nouvelle loi, dans le cas où le gouvernement canadien déciderait de réviser la législation actuelle pour parer aux contestations basées sur la Charte, et pour éviter de se retrouver devant un vide juridique qui décriminalise de facto la prostitution.

Rappelons que le gouvernement du Québec a fait de l’égalité des sexes une valeur fondamentale de la société en l’inscrivant notamment dans le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne. De plus, le Québec a une politique pour que cette égalité entre hommes et femmes devienne réalité, et il est temps que la lutte à l’exploitation sexuelle devienne une priorité. Enfin, le Québec possède la prérogative dans l’administration de la justice et il lui appartient d’appliquer les lois en évitant de pénaliser les personnes les plus vulnérables. Nous croyons qu’il est essentiel d’assumer notre responsabilité, en tant que société, et d’agir à tous les niveaux pour cesser de considérer les personnes prostituées comme des criminelles.

Il est essentiel d’assumer notre responsabilité, en tant que société, et d’agir à tous les niveaux pour cesser de considérer les personnes prostituées comme des criminelles.

Objectif et présentation de l’avis

Cet avis a pour objectif de présenter une analyse globale des enjeux actuels liés à la prostitution, afin de dégager des pistes d’action basées sur le principe de l’égalité des sexes et le respect de la dignité et des droits fondamen­ taux des femmes, qu’elles soient ou non prostituées.

Ce document comporte deux parties. Dans un premier temps, il brosse un portrait des réalités de la prostitution dans le contexte de la mondialisation. On y trouvera des repères pour mieux comprendre la polémique actuelle et les enjeux sous-jacents ainsi que les multiples préjudices liés à la prostitution, qui sont trop souvent ignorés dans la rhétorique du débat.

Il ne s’agit pas ici de considérations d’ordre moral. Il s’agit d’abord et avant tout d’une question de dignité des femmes et de la protection de leurs droits fondamentaux, qui sont bafoués dans la prostitution.

Dans un deuxième temps, nous présentons le contexte juridique et politique en matière de prostitution. On s’attarde d’abord au cadre législatif canadien, puis à deux modèles de réformes juridiques diamétralement opposés en mettant l’accent sur les conséquences sociales qui en découlent. Il s’agit de l’expérience de l’Australie, dont plusieurs États ont opté pour la légalisation ou la décriminalisation de la prostitution, et celle de la Suède, qui a choisi de contrer l’exploitation sexuelle en s’attaquant à la demande masculine alimentant ce marché. À la lumière des faits recueillis, nous analysons ensuite le jugement ontarien et les arguments présentés en faveur de la décriminalisation, puis nous proposons une solution de remplacement basée sur la responsabilisation de tous les acteurs, afin de contrer la banalisation de la prostitution et la marchandisation du corps des femmes. En conclusion, nous avons formulé une série de recommandations visant à prévenir l’exploitation sexuelle et à aider les personnes prostituées à sortir de la prostitution plutôt qu’à y demeurer.

Nous tenons à préciser que la position défendue dans cet avis par le Conseil du statut de la femme n’est pas basée sur des considérations d’ordre moral. Bien que la prostitution dérange et choque certaines personnes, nous croyons qu’il ne s’agit pas d’une question de moralité publique, ni même d’une question de protection de l’ordre ou de la santé publique, comme on l’a souvent considérée jusqu’ici. Il s’agit d’abord et avant tout d’une question de dignité des femmes et de la protection de leurs droits fondamentaux, qui sont bafoués dans la prostitution.

Méthodologie

Pour la préparation de cet avis, nous avons rencontré des intervenantes et intervenants sociaux et des agentes et agents de police engagés dans des projets visant à contrer le proxénétisme. Nous avons également rencontré les principaux groupes de pression au Québec travaillant auprès des femmes prostituées, qui défendent des positions diamétralement opposées sur la question. Nous avons enfin tenu à parler à des femmes ayant vécu une situation de prostitution, dont certaines revendiquent le statut de « travailleuses du sexe », tandis que d’autres affirment qu’il ne s’agit nullement d’un métier. Cet avis est donc fondé sur une analyse globale des faits disponibles, des discours et des arguments présentés par les protagonistes dans ce débat.

Nous sommes conscientes de la diversité des opinions et des expériences de vie des femmes prostituées. Aujourd’hui comme hier, la prostitution reflète les différences de classes de la société, allant de la prostitution de luxe à celle pratiquée dans la misère. Il faut bien sûr reconnaître que certaines femmes peuvent tirer profit de ce commerce lucratif. Néanmoins, tous les faits démontrent que la grande majorité des femmes prostituées se retrouvent dans des situations d’exploitation et de violence qu’elles n’ont pas choisies, et dont elles peuvent difficilement se libérer sans aide extérieure. Nous avons donc préféré mettre l’accent sur les conséquences de ce commerce sur la vie des femmes les plus vulnérables, car nous estimons que c’est le rôle de l’État et des lois de veiller à la protection des membres les plus vulnérables de la société.

Partie 1 :
Les enjeux de la prostitution

Le mythe selon lequel la prostitution serait le plus vieux métier du monde repose sur l’idée que la sexualité masculine serait incontrôlable, alors qu’en fait, la sexualité est largement modulée par la culture et qu’il y a diverses façons de combler ses pulsions sexuelles (chapitre 1). Ce mythe sert à renforcer l’idée que la prostitution serait inévitable et qu’il ne sert à rien de chercher à la combattre. Rappelons qu’il était autrefois difficile d’imaginer bannir le système esclavagiste qui était considéré comme naturel, voire même essentiel au développement des sociétés dites civilisées. Plus récemment, il était impensable de lutter contre la violence conjugale et contre les discriminations à l’égard des femmes. S’il est vrai qu’on n’a pas réussi à les éliminer, qui oserait prétendre aujourd’hui que ces luttes sont inutiles ?

Le mythe selon lequel la prostitution serait le plus vieux métier du monde repose sur l’idée que la sexualité masculine serait incontrôlable. Il sert à renforcer l’idée que la prostitution serait inévitable et qu’il ne sert à rien de chercher à la combattre.

Le Conseil du statut de la femme estime pour sa part que la prostitution n’est pas une fatalité ni une réponse adéquate aux pulsions sexuelles des hommes. Vouloir baisser les bras devant la prostitution, sous prétexte de réalisme, n’est pas une position défendable sur le plan humain.

La prostitution s’inscrit aujourd’hui dans un contexte de mondialisation du proxénétisme lié à la traite des personnes, qui sert à alimenter l’industrie du sexe en pleine expansion (chapitre 2). L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime à 2,4 millions le nombre de personnes victimes de la traite, dont près de 80 % sont destinées à l’exploitation sexuelle. Ce commerce rapporte annuellement autour de

27,8 milliards de dollars et profite surtout aux groupes du crime organisé qui s’en servent pour le blanchiment d’argent. Selon le Rapport mondial sur l’exploitation sexuelle (2012), de 40 à 42 millions de personnes sont prosti­ tuées dans le monde; 80 % d’entre elles sont des femmes ou des filles; les trois quarts sont âgées de 13 à 25 ans; la majorité des personnes prostituées seraient aux mains des réseaux de traite des êtres humains. Ces estimations donnent une idée de l’ampleur du phénomène de la prostitution liée à la traite, internationale et interne, que certains n’hésitent pas à qualifier d’esclavage moderne.

Le Canada est reconnu comme étant un pays de destination et de transit de la traite. Bien que ce phénomène soit encore peu documenté, le Québec n’y échappe pas (chapitre 3). Ces dernières années, des enquêtes policières ont révélé l’existence de réseaux organisés qui exploitent de plus en plus de jeunes femmes, adultes et mineures, transférées d’une ville à l’autre, dans les bars de danseuses, les salons de massage érotique, les agences d’escortes et la prostitution de rue. Les intervenants sociaux observent aussi un recrutement très actif de jeunes filles et d’adolescentes par des proxénètes, souvent liés aux gangs de rue, qui usent de divers stratagèmes, y compris la séduction et les manipulations émotives diverses en passant par la violence, pour amener leurs victimes à se prostituer. Ce phénomène est facilité par un discours dominant qui tend à banaliser la prostitution et à montrer son côté glamour, la présentant comme une forme d’émancipation sexuelle ou un « travail du sexe » anodin, ce qui contribue à rendre la prostitution socialement acceptable aux yeux de plusieurs.

Divers facteurs contribuent à pousser les femmes vers la prostitution et à les y maintenir, notamment la pauvreté, le racisme, l’exclusion sociale et les diverses formes de violences. Bien que les parcours menant vers la prostitu­ tion soient diversifiés et que les conditions de sa pratique puissent varier, allant du grand luxe à la plus grande misère, le vécu des femmes qui se retrouvent dans la prostitution présente des similitudes troublantes.

Les recherches montrent que plus de 80 % des personnes adultes prostituées au Canada ont commencé à se prostituer en étant mineures, et que la moyenne d’âge d’entrée dans la prostitution se situe entre 14 et 15 ans. La proportion d’autochtones parmi les jeunes prostitués (majoritairement des femmes) au Canada varie de 14 % à 85 %, selon le lieu, ce qui est disproportionné par rapport à leur poids démographique. Les études montrent aussi que la grande majorité des personnes prostituées ont un passé d’agression sexuelle (viol, inceste, pédophilie) ou ont subi des violences physiques et psychologiques dans leur famille avant d’entrer dans la prostitution. La relation entre la violence physique, sexuelle ou psychologique et la prostitution paraît donc évidente. Il est généralement admis que les victimes de tels abus développent des comportements destructifs et une faible estime de soi qui les rendent particulièrement vulnérables à la prostitution.

Les études indiquent également que la violence constitue la norme dans la prostitution et non l’exception, quels que soient les lieux de sa pratique. La majorité des femmes prostituées (de 63 % à 76 %) ont subi des agressions physiques répétées au cours de leurs pratiques, y compris des viols, des coups et des blessures graves (fractures, hémorragies, commotion cérébrale, etc.), pouvant parfois aller jusqu’au meurtre. Au Canada, les personnes prostituées ont un taux de mortalité 40 fois supérieur à la moyenne nationale. La majorité deess personnes prostituées (68 %) souffrent de symptômes du stress post-traumatique (détresse psychique, hallucinations, dépression, tendance suicidaire, etc.), comparables à ceux qu’on trouve chez des militaires et des personnes ayant vécu de graves traumatismes.

Plus de 80 % des personnes adultes prostituées au Canada ont commencé à se prostituer en étant mineures. La moyenne d’âge d’entrée dans la prostitution se situe entre 14 et 15 ans.

Outre les violences subies aux mains des clients et des proxénètes, des études montrent que le fait d’avoir des rapports sexuels répétés (huit à vingt fois par jour), sans désir et aveecc de parfaits inconnus, tout en simulant à chaque fois le plaisir et l’émotion, conduit à une sexualité morcelée, incomplète et sans communication humaine authentique. Cela contribue à déshumaniser totalement l’acte sexuel, pour lequel la plupart des personnes prostituées disent ressentir un profond dégoût.

Pour survivre dans la prostitution, plusieurs affirment ne pas pouvoir se prostituer « à jeun ». Il leur faut geler leurs émotions, à l’aide de l’alcool ou de la drogue, ce qui entraîne des problèmes de consommation qui augmentent encore les risques de contracter des infections. Les personnes prostituées affirment aussi recourir à la distan­ ciation psychologique, qui consiste à se couper de ses émotions, pour supporter l’acte prostitutionnel. Cette stratégie de survie entraîne à la longue un clivage de la personnalité, ce qui se traduit par des troubles émotion­ nels et relationnels qui peuvent devenir permanents. Des médecins ont constaté que cela entraîne aussi une forme d’anesthésie corporelle conduisant à tolérer des seuils de douleur extrêmement élevés, ce qui mène à la négligence corporelle et à l’absence de recours aux soins médicaux.

Les faits démontrent clairement que la prostitution porte gravement atteinte à l’intégrité physique et psychologique des personnes qui s’y engagent, volontairement ou non. Les préjudices liés à la prostitution ne peuvent donc être ignorés dans ce débat. Ce commerce préjudiciable profite avant tout aux proxénètes, aux trafiquants et à ceux qui tirent profit de la marchandisation du corps des femmes et des enfants. Même si les parcours menant à la prostitution sont diversifiés, nous savons qu’elle touche principalement les personnes les plus vulnérables (pauvres, victimes de racisme, autochtones) dans toute société. De plus, elle contribue à renforcer toutes les inégalités sociales, particulièrement celles basées sur le genre et sur les différences de classe, ce qui va à l’encontre de l’objectif d’une société plus égalitaire. C’est pourquoi on ne ppeut rééduire la prostitution à une simple question de choix individuel, quels que soient les bénéfices matériels que peuvent en tirer temporairement un certain nombre de femmes.

La relation entre la violence physique, sexuelle ou psychologique et la prostitution paraît évidente. La majorité des femmes prostituées (de 63% à 76%) ont subi des agressions physiques répétées. Au Canada, 68 % des personnes prosti­ tuées souffrent de symptômes du stress post-traumatique.

De nombreux témoignages de femmes ayant vécu les réalités pénibles de la prostitution confirment notre analyse. En voici deux extraits parmi d’autres :

Qu’est-ce qui m’a amenée à la prostitution c’est des souffrances que j’acceptais pas. C’est d’avoir vécu de l’abus sexuel en étant jeune, je te parle d’abus aux couches. On est trois chez nous, les trois enfants on a été abusés sexuellement très jeunes. Ça m’a conduit cette souffrance-là à avoir une très – énormément honte de moi, de pas me sentir femme, puis de me sentir vraiment comme une vidange, hein. Je me rejetais moi-même, j’avais besoin de drogue pour pouvoir contenir cette souffrance-là, puis j’acceptais pas de souffrir, surtout. Fait que pour ça moi j’avais besoin d’argent, puis le seul moyen de me procurer de l’argent vite c’était de me prostituer. Au début j’étais très insécure, j’aimais pas mon corps, je me sentais mal, mais par contre, chu allée chercher là une forme de – de reconnaissance des hommes qui me disaient que j’étais belle, que j’étais fine puis que j’étais gentille, puis toute ça, ç’a flatte une personne, une personne qui a beaucoup manqué d’affection. Moi quand je faisais ça j’étais totalement inconsciente, hein. J’étais pas là. Moi j’ai l’impression d’avoir perdu connaissance quand j’étais petite puis de m’être réveillée v’là pas longtemps, puis là de m’éveiller carrément, tu sais. Le 15 septembre, j’ai pris deux pots de pilules pour arrêter de souffrir puis pour mourir, tu sais, puis je m’ai réveillé trois jours plus tard en centre psychiatrique.

Marie-Claude, 40 ans, dans le documentaire L’imposture d’Ève Lamont

Notre enfance a pas été facile, dû à l’alcoolisme puis à la violence qu’on a vécus de notre père, puis ma mère, elle, c’est la raison pourquoi qu’elle l’a quitté parce que c’est un alcoolique violent, puis elle a été victime pendant 17 ans de mariage, puis aussi bien on a vécu de l’inceste. […] J’ai quitté le secondaire, j’étais en 10e année, puis j’ai rencontré une fille qui était danseuse nue, puis elle m’a dit : « Tu peux faire de l’argent plus vite ». So moi déjà, j’avais pas grande estime de moi-même, so j’ai décidé de suivre ses pas, puis j’ai commencé à danser dans les clubs avec elle pen­ dant quasiment un an et demi. J’ai passé une audition puis, oh mon Dieu, j’étais tellement gênée, là, mais là tout le monde applaudissait puis j’ai comme, j’ai senti que j’étais aimée, là, tu sais, comme il y avait un front là, tu sais. Je pensais que tout le monde dans salle m’aimait, là, tu sais. Puis c’est certain que c’était toute des hommes. Au début je voyais la vie en rose, c’était comme, wow ! Mais avec toute l’exploitation puis toutes les parasites qui viennent autour de toi, là, puis qui te rongent toute, tu sais, je veux dire, t’es plus un être humain, t’es rendue, t’es leur robot, là, tu sais. T’es tout de suite – t’as même pas fait l’argent puis déjà t’en dois, tu sais.

Deborah une survivante décédée en 2010, à l’âge de 50 ans, d’une surdose de médicaments. L’imposture d’Ève Lamont

Partie 2 :
Les perspectives juridiques et politiques

Au Canada, la jurisprudence en matière de prostitution a évolué au cours des quinze dernières années, allant dans le sens d’une libéralisation croissante (chapitre 4). Les jugements concernant la danse contact ont ouvert la porte à l’expansion de cette pratique qui relève de la prostitution, et le jugement ontarien dans l’affaire Bedford va dans le sens de la décriminalisation totale de la prostitution, sans égard aux conséquences sociales.

Le Conseil estime que ce jugement n’a pas pris en considération les principes de dignité et d’égalité entre les sexes, prévus aux articles 15 et 28 de la Charte canadienne, qui sont bafoués dans la prostitution, en plus d’ignorer le lien entre la prostitution et la traite, pourtant reconnu dans les conventions internationales, tel le protocole de Palerme, dont le Canada est signataire. Par conséquent, le Conseil du statut de la femme est en désaccord avec le jugement de la Cour d’appel ontarienne, sans pour autant appuyer le statu quo, tel que défendu par les procureurs de la Couronne et de l’Ontario.

L’expérience des pays ayant opté pour la légalisation ou la décriminalisation démontre clairement que cette politique ne résout en rien les multiples problèmes sociaux associés à la prostitution et ne fait que les amplifier (chapitre 5). Le cas de l’Australie montre que la décriminalisation ne fait que légitimer l’exploitation sexuelle et stimuler la demande pour le sexe tarifé, ce qui encourage la traite qui sert à alimenter l’industrie du sexe. Cette politique ne suffit pas à éliminer la clan destinité ni l’emprise du crime organisé sur ce commerce. Dans les faits, les activités se déroulant dans l’illégalité augmentent davantage que celles qui évoluent dans l’environnement légal, le contrôle par le crime organisé se poursuit toujours et la prostitution de rue augmente au lieu de diminuer. De plus, les violences et les abus à l’encontre des personnes prostituées, adultes et mineures, se poursuivent, que ce soit dans un contexte légal ou illégal, et l’industrie échappe au contrôle effectif de l’État.

L’expérience des pays ayant opté pour la légalisation ou la décriminalisation démontre clairement que cette politique ne résout en rien les multiples problèmes sociaux asso­ ciés à la prostitution et ne fait que les amplifier.

Quant à la question de la santé publique, particulièrement le VIH-Sida au nom duquel la décriminalisation a été promue ces dernières années, il faudrait se demander premièrement, en quoi une campagne de sensibilisation efficace pour contrer le VIH-Sida serait nécessairement tributaire de la décriminalisation et, deuxièmement, s’il est justifiable d’ignorer tous les autres problèmes découlant de la prostitution, au nom de cet enjeu unique. Comme le reconnaît un groupe de travail sur la traite de l’Université du Queensland en Australie, la décriminalisation ne s’adresse qu’aux problématiques superficielles, sans s’attaquer aux questions de fond liées à la présence même de l’industrie du sexe, qui porte atteinte aux droits fondamentaux des personnes prostituées.

À l’inverse des pays réglementaristes, la Suède a été le premier pays au monde à adopter une politique novatrice (en janvier 1999), qui consiste à s’attaquer à la demande alimentant le marché de la prostitution, plutôt qu’à aménager les conditions de cette exploitation. La position suédoise conçoit la prostitution comme une violence à l’égard des femmes, au même titre que la violence conjugale et le viol, et affirme le principe selon lequel le corps des femmes n’est pas à vendre. La loi suédoise interdit donc l’achat de services sexuels et s’accompagne d’une série de mesures sociales visant à aider les femmes à sortir de la prostitution.

Les résultats obtenus par la législation suédoise sont très prometteurs. Même si la prostitution n’a pas encore disparu, la politique globale adoptée par la Suède a réussi à réduire de moitié la prostitution de rue et à freiner l’expansion de ce commerce, tout en soutenant les femmes qui souhaitent sortir de la prostitution. Une vaste campagne nationale de sensibilisation aux préjudices découlant de la prostitution a contribué à changer les mentalités et à décourager les hommes, particulièrement les jeunes, d’avoir recours au sexe tarifé. L’expérience suédoise démontre qu’il est possible d’agir sur la prostitution qui n’a rien d’une fatalité et confirme que la loi peut être un outil de changement important lorsqu’elle est jumelée à des mesures sociales adéquates. Lutter contre l’exploitation sexuelle exige certes des efforts continus à long terme, pour passer d’une culture de banalisation de la prostitution, vers une culture de respect du droit des femmes et des enfants à vivre sans prostitution.

Au chapitre 6, le Conseil analyse les principaux arguments invoqués en appui à la décriminalisation qui sont de trois types : les arguments de la sécurité, du contrôle de l’industrie et du consentement ou du libre choix des personnes prostituées. À la lumière des réalités de la prostitution, il est clair que les prémisses sur lesquelles se basent de tels arguments sont fausses. Premièrement, si l’argument selon lequel la décriminalisation permettrait d’améliorer la sécurité des femmes prostituées peut paraître intéressant à première vue, il occulte le fait que la prostitution repose sur un système de proxénètes organisé à l’échelle planétaire, exploitant les vulnérabilités des femmes et des enfants pauvres, victimes de racisme et marginalisés, qui sont surreprésentés dans l’industrie du sexe. Comme exposé dans la première partie, manipulations et violences marquent tout le parcours prostitutionnel, allant du recrutement jusqu’au maintien dans la prostitution. L’expérience des pays ayant opté pour une for une autre de légalisation démontre que la prostitution sécuritaire est une illusion dangereuse.

Le fait qu’un certain nombre de femmes puissent tirer momentanément profit de la prostitution ne doit pas nous faire oublier la vaste majorité (plus de 90 % selon les estimations), contrainte par la misère et les violences à subir l’exploitation sexuelle qui porte gravement atteinte à leur intégrité physique et psychologique.

Deuxièmement, l’argument selon lequel la décriminalisation de la prostitution permettrait d’améliorer les conditions de sa pratique et de soustraire cette industrie au contrôle du crime organisé n’est nullement prouvé. En témoigne l’expérience des pays ayant opté pour la décriminalisation où l’industrie du sexe prospère toujours sous le contrôle des groupes criminalisés, liés aux trafics d’armes et de drogue. Plus près de nous, l’exemple de la danse contact, qui a été décriminalisée de facto à la suite de l’arrêt Pelletier (R. c. Pelletier, 1999, 3 R.C.S. 863), témoigne clairement de la dégradation des conditions de cette pratique et de l’emprise persistante des groupes criminalisés sur les agences responsables de l’embauche des danseuses nues. Le fait est que la décriminalisation est un cadeau offert aux proxénètes et aux membres du crime organisé, qui tirent profit de la marchandisation du corps des femmes et des enfants.

Troisièmement, l’argument du consentement et du libre choix invoqué en appui à la décriminalisation est contestable. Certaines personnes affirment « je suis libre de me prostituer, c’est mon choix, c’est mon droit ! » et soutiennent donc que les lois restreignant la prostitution briment leur liberté et leurs droits. Compte tenu des réalités pénibles de la prostitution, il est paradoxal d’entendre invoquer l’argument du libre choix en appui à la libéralisation d’un système d’exploitation des femmes. Plusieurs auteures réfutent le sens politique qu’on voudrait accorder au concept de consentement. Ce dernier reflète un choix individuel et non un choix collectif, qui doit dicter le modèle de société que nous souhaitons construire et transmettre aux générations futures. Le fait qu’un certain nombre de femmes puissent tirer momentanément profit de la prostitution ne doit pas nous faire oublier la vaste majorité (plus de 90 % selon les estimations), contrainte par la misère et les violences à subir l’exploitation sexuelle qui porte gravement atteinte à leur intégrité physique et psychologique. Dans un contexte culturel marqué par la banalisation du sexe-marchandise et de la pornographie, comment se surprendre si un nombre croissant de jeunes femmes sont prêtes à monnayer leur sexe, ignorant les dangers et les préjudices qui les attendent sur cette voie ?

La légitimation de la prostitutionreprésente un net recul pour les valeurs d’égalité et porte atteinte à la dignité et aux droits de l’ensemble des femmes, qu’elles soient ou non prostituées.

Le Conseil estime qu’il est nécessaire de dépasser la rhétorique du discours opposant celles qui s’affirment comme « travailleuses du sexe » et revendiquent la professionnalisation de la prostitution, à celles qui s’y opposent et dénoncent cette exploitation. Il faut reconnaître que même lorsque la prostitution est vécue, dans un premier temps, comme un choix délibéré et libérateur de certains tabous, tel que présenté par les tenants du « travail du sexe », elle a néanmoins des effets dévastateurs sur la personne à long terme. Cette dernière finit par y perdre son identité propre et sa dignité humaine pour répondre à l’image que les clients lui renvoient d’elle-même, comme en témoigne la parole des survivantes de la prostitution qui fonde l’analyse abolitionniste. De plus, on ne peut ignorer les conséquences de ce commerce sur les relations femmes-hommes.

Dans les pays ayant opté pour la légalisation de la prostitution, de nombreux témoignages de femmes indiquent que cela a produit des effets négatifs sur leurs relations de couple et sur le climat de travail. Une fois légalisée, la prostitution devient un divertissement légitime, qui attire de plus en plus d’hommes à consommer du sexe tarifé, considérant du même coup toutes les femmes comme étant « prostituables ». Le modèle prostitutionnel qui réduit la femme à un objet sexuel destiné à satisfaire tous les fantasmes masculins devient ainsi la norme. Cela finit par corrompre les rapports entre les sexes, dans toutes les sphères de la vie sociale, politique et économique, minant ainsi l’aspiration légitime des femmes d’être respectées et traitées sur un pied d’égalité. C’est pourquoi la légitimation de la prostitution représente un net recul pour les valeurs d’égalité et porte atteinte à la dignité et aux droits de l’ensemble des femmes, qu’elles soient ou non prostituées.

Le Conseil estime donc qu’il faut cesser de considérer la prostitution sous l’angle des nuisances publiques ou de la santé publique, comme on l’a fait jusqu’ici, sans se préoccuper de ses effets sociaux et du bien-être des personnes prises au piège de la prostitution (chapitre 7). Il propose l’adoption d’une loi, à l’instar de la Suède, qui dépénalise les femmes prostituées et qui criminalise tous ceux qui les exploitent. Celle-ci devrait s’inscrire dans une politique globale, axée sur la responsabilisation de tous les acteurs sociaux, visant à :

Conclusion

À la lumière de l’analyse qui précède, le Conseil du statut de la femme refuse de considérer la légalisation ou la décriminalisation comme une solution aux problèmes complexes liés à la prostitution. Le Conseil croit que cela ne ferait qu’amplifier tous les problèmes associés à la prostitution, comme en témoigne l’expérience des pays ayant opté pour ce choix. De plus, le Conseil refuse le statu quo des lois actuelles qui criminalisent les femmes prostituées, car cela revient à les pénaliser doublement et à rendre plus difficile leur sortie de la prostitution. Le Conseil croit qu’il faudrait considérer la prostitution comme une forme d’exploitation et de violence à l’égard des femmes.

Le Conseil estime donc qu’il est nécessaire de lutter contre la prostitution, souvent liée à la traite, et de faire de la lutte contre l’exploitation sexuelle une priorité. Il faut pour cela agir à deux niveaux : au niveau juridique, pour continuer à pénaliser ceux qui exploitent la prostitution d’autrui, et au niveau social, par la prévention et la protection des personnes à risque ainsi que par le changement des mentalités.

Le Conseil refuse le statu quo des lois actuelles qui criminalisent les femmes prostituées, car cela revient à les pénaliser doublement et à rendre plus difficile leur sortie de la prostitution.

Recommandations

Pour commencer, il faudrait reconnaître que les préjudices découlant de la prostitution, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, portent atteinte à la dignité des femmes, au droit à l’égalité des sexes et aux droits fondamentaux, ce qui justifie des mesures légales destinées à freiner sa pratique. C’est le premier pas en vue de l’adoption d’une politique globale et cohérente, visant à protéger les droits des femmes et des enfants les plus vulnérables à vivre sans prostitution.

Le Conseil estime que la sensibilisation des corps policiers et autres intervenants est essentielle pour faire cesser la répression et le harcèlement à l’endroit des personnes prostituées. Il convient aussi de mettre fin au laxisme actuel et de ne pas ménager les propriétaires d’établissements qui tirent profit de la prostitution (agences d’escortes, clubs de danseuses, salons de massage érotique, etc.). Cette orientation implique qu’il faudra accorder des ressources humaines et financières suffisantes aux instances qui appliquent les lois relatives à la prostitution et à la traite humaine, en plus d’accorder une protection adéquate aux victimes. Voici donc les recommandations proposées par le Conseil.

Il est nécessaire de lutter contre la prostitution, souvent liée à la traite, et de faire de la lutte contre l’exploitation sexuelle une priorité. Il faut pour cela agir à deux niveaux : au niveau juridique, pour continuer à pénaliser ceux qui exploitent la prostitution d’autrui, et au niveau social, par la prévention et la protection des personnes à risque ainsi que par le changement des mentalités.

Sur le plan juridique

  1. Que le ministre de la Justice du Québec porte la voix du Québec à la Table des ministres de la Justice du Canada, en proposant un renversement des priorités en matière de prostitution basé sur les éléments suivants :

    • dans l’optique de décriminaliser les personnes victimes de la prostitution, modifier l’article sur la communication (article 213 du Code criminel) afin qu’il ne vise plus les personnes prostituées, mais qu’il demeure applicable aux clients;

    • adopter une loi qui criminalise l’achat de services sexuels, à l’instar de la Suède, et maintenir les articles interdisant le proxénétisme (article 212 du Code criminel) et la tenue d’une maison de débauche (article 210). Toutefois, modifier les articles 197, 210 et 211, afin qu’ils s’appliquent aux propriétaires, tenanciers et clients, mais qu’ils ne visent plus les personnes prostituées.

  2. Dans l’attente des modifications au Code criminel, que des accusations soient portées sous les articles existants contre des proxénètes et des clients, et qu’elles ne visent pas les personnes prostituées. Que le gouvernement du Québec prenne les mesures nécessaires afin de sensibiliser, en ce sens, les corps policiers et le milieu judiciaire.

  3. Que le gouvernement du Québec fasse pression pour que soit supprimée la promotion de services sexuels dans les petites annonces des journaux, les médias électroniques, Internet et dans l’espace public (panneaux publicitaires ou autres).

Sur le plan social

  1. Que la ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine mette en œuvre la mesure 86 de son plan d’action pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2011-2015 : « Sensibiliser la population pour prévenir l’exploitation sexuelle et venir en aide aux femmes qui veulent quitter le milieu de la prostitution ». Pour ce faire, qu’une enveloppe financière suffisante soit dégagée.

  2. Afin d’aider les personnes à sortir de la prostitution, que des services spécialisés soient mis à leur disposition : maisons d’hébergement pour elles; services de désintoxication; aide psychologique adaptée; aide sur le plan de la formation professionnelle et de la réinsertion sociale et économique; aide juridique afin d’obtenir un pardon pour les condamnations liées à la communication à des fins de prostitution. De tels services devront tenir compte des besoins particuliers des femmes autochtones qui sont surreprésentées dans la prostitution.

  3. Que les organismes terrain dont la mission est d’aider les personnes prostituées à quitter ce milieu soient subventionnés.

  4. Compte tenu des vulnérabilités particulières des victimes de la traite, que des ressources financières soient accordées pour soutenir les initiatives terrain visant à les soustraire à l’exploitation sexuelle et à leur offrir des solutions économiques viables.

  5. Que soient mis en place des projets porteurs inspirés de deux projets existants qui ont fait leur preuve : le projet Mobilis pour protéger les mineures des centres jeunesse contre les proxénètes, et le projet Les Survivantes, constitué d’une escouade policière spécialisée qui traque les proxénètes et aide les personnes prostituées à s’en sortir.

  6. Que des programmes éducatifs soient mis sur pied afin de prévenir l’entrée dans la prostitution et de contrer sa banalisation, des programmes destinés aux filles et aux garçons, particulièrement auprès des jeunes vulnérables et des populations à risque.

  7. Que de la formation et de la sensibilisation soient faites auprès des intervenantes et intervenants, et des milieux policiers et judiciaires concernés par l’intervention directe auprès des personnes prostituées et victimes de la traite.

  8. À l’instar de la Suède, que le gouvernement réalise une vaste campagne d’information auprès de la population en général et des clients en particulier afin de décourager l’achat de services sexuels et de montrer les préjudices qui découlent de la prostitution.